23

 

La célébration de la fête du Jubilé fut l’occasion de nombreuses réjouissances. Dans l’après-midi, Hatchepsout, installée sur le trône d’Horus, la double couronne sur la tête, la crosse et le fléau bien en mains, reçut tous ses conseillers. Elle rappela dans un bref discours tout ce qu’elle avait réalisé depuis son couronnement et même avant la mort de son époux. Elle demanda à son scribe de leur lire les inscriptions qu’elle avait fait graver sur ses obélisques, profitant de la lecture pour parcourir l’assemblée du regard.

Touthmôsis était assis parmi les conseillers, les bras croisés sur sa large poitrine, le visage fier et provocant. La conclusion du scribe, qu’il écoutait attentivement, l’irrita fort.

— Le dieu se reconnaît en moi, Amon-Râ, roi de Thèbes. Il m’a récompensée en me donnant à régner sur les deux royaumes. Je n’ai aucun ennemi ; tous les peuples alentour sont mes sujets. L’infini est l’unique limite qui me soit fixée ; tous ceux que Râ éclaire dans sa course œuvrent pour me servir. Le dieu m’a comblée de ses bienfaits.

Elle soutint le regard de Touthmôsis d’un air où la raillerie se mêlait à la tristesse. Il y reconnut cependant un éclair de sympathie et lui sourit faiblement avant de baisser les yeux.

Le matin même, il s’était rendu dans la vallée pour y contempler le temple et avait constaté, stupéfait et rageur, l’ajout de nouvelles inscriptions depuis sa dernière visite : « Je suis le dieu, le commencement de la Vie. » Il avait senti le brusque désir d’effacer cette phrase à coups de marteau, jusqu’à ce qu’elle tombe en poussière à ses pieds, il savait cette assurance profondément ancrée en elle et que la justesse de ses affirmations ne faisait aucun doute pour tous ceux qui la côtoyaient. Dans le sanctuaire, il alla jusqu’à menacer son image dans un accès de jalousie sauvage mêlée d’un sentiment qui ressemblait dangereusement à l’affection.

Toute sa cour vint à elle, chargée de présents, et au coucher du soleil, on ne comptait plus les éventails, les coffrets aux précieuses incrustations, les miniatures et autres cadeaux de choix. Senmout fut le dernier à se présenter, suivi de Paeré, son serviteur personnel, courbé sous le poids d’une impressionnante fourrure. Senmout la prit et l’étendit à ses pieds. Elle descendit de son trône en poussant un cri de joie, et caressa l’épaisse peau de bête aux poils brillants. Elle n’avait jamais rien vu d’aussi beau.

— Elle vient des montagnes du Réténou, dit-il. Seule une fourrure aussi rare m’a semblé digne de toucher le corps du pharaon.

Il se retira calmement sans prêter attention aux murmures de surprise qui parcouraient l’assemblée. La fourrure réchauffait déjà les pieds peints d’Hatchepsout qui le suivait du regard en songeant avec délices aux nuits d’hiver où ils feraient l’amour sur cette moelleuse peau de bête d’un bleu-noir.

 

Cette nuit-là, en se présentant aux portes de la salle du festin où un héraut annonçait ses titres pendant que tous les invités attendaient qu’il se dirigeât vers l’estrade d’Hatchepsout, les pensées de Senmout roulaient, aussi sombres que le ciel qu’on apercevait à l’extrémité de la grande salle brillamment éclairée. En ce jour, précisément, où Hatchepsout fêtait son pouvoir absolu sur l’Égypte, il prit conscience de ce que son emprise sur Touthmôsis et sur Aset, sa mère, commençait à se relâcher. Tant que Touthmôsis n’était qu’un enfant, il lui avait été facile de le faire surveiller par ses espions, ses serviteurs et ses amis. Mais à présent, le jeune prince devenait intouchable et de plus en plus puissant. Tout en s’asseyant sous le dais, après avoir gratifié son roi d’un sourire, Senmout vit se profiler confusément le moment où Hatchepsout serait cernée, traquée et acculée à lutter désespérément pour sauvegarder son trône. Un roi ne pouvait perdre son royaume qu’en perdant la vie.

Les clameurs du festin résonnaient loin dans la nuit. Les cris et les rires des invités retentissaient en écho dans toutes les rues de la ville où le peuple lui aussi fêtait son pharaon. En dépit de la bonne humeur générale, Senmout ne parvenait pas à se détendre. Aset était présente, couverte de bijoux, impassible. Touthmôsis lui aussi était là ; entouré de ses amis, il mangeait et buvait, l’air maussade mais vigilant.

Enfin, le brouhaha s’apaisa, la gaieté tomba peu à peu à l’approche de l’aube et Hatchepsout ôta de sa tête le cône parfumé en se levant pour congédier ses invités. Dans une heure, l’hymne au dieu retentirait, annonce d’une nouvelle journée de labeur. Elle voulait prendre un bain et changer de tenue avant de se rendre à ses prières.

Senmout savait qu’elle n’aurait pas besoin de lui avant les audiences matinales et, tandis qu’elle s’éloignait escortée de ses nombreux gardes du corps, il s’approcha d’Hapousenb.

— Venez avec moi dans les jardins, lui dit Senmout à mi-voix. J’ai besoin de vos conseils.

Ils se frayèrent un passage à travers la foule jusqu’au jardin où quelques invités se promenaient par petits groupes, savourant la fraîcheur de la nuit à la lueur des torches de leurs esclaves. Senmout et Hapousenb les dépassèrent et se glissèrent sous les arbres jusqu’au mur nord du temple. Il n’y avait pas un bruit et seule la pâle lueur de la lune soulignait les contours de la muraille. Ils s’assirent dans l’herbe ; Hapousenb replia sa robe sous ses pieds tandis que Senmout s’installait en tailleur, s’efforçant de chasser de son esprit le tohu-bohu de la fête et les vapeurs de vin avant de parler.

— Écoutez-moi bien, Hapousenb, dit-il en jetant un coup d’œil autour de lui, puis vous me ferez part de votre avis en essayant d’oublier, au nom du pharaon, tous nos différends.

Hapousenb acquiesça dans l’obscurité et Senmout lui exposa ses pensées en espérant de tout son cœur qu’elles ne se réaliseraient jamais.

— En tant que grand majordome, je me dois de surveiller toutes les allées et venues du palais. Mais je suis aussi majordome d’Amon et c’est pourquoi rien de ce qui se passe au temple ne m’échappe. Il y a longtemps que sous l’autorité du roi je contrôle absolument la marche des affaires du gouvernement ; et vous admettrez avec moi que je tiens l’Égypte en main car je la connais intimement. Or, j’ai bien l’impression de perdre mon emprise sur ce pays, Hapousenb. Il me semble que mon pouvoir se lézarde de toutes parts sans que je puisse y remédier car l’entreprise de destruction est menée par le prince héritier en personne. Il sait que les jours du pharaon sont comptés.

Hapousenb esquissa un geste mais n’interrompit pas Senmout qui poursuivit son discours après quelque hésitation.

— Il est grand temps de sortir de l’ombre et de protéger le trône d’Horus contre cette force naissante, reprit Senmout en se passant la main sur le visage. Je vais essayer de m’exprimer plus clairement ; si nous ne nous débarrassons pas de Touthmôsis au plus vite, il sera trop tard et le pharaon verra sa personne et son œuvre anéanties.

— Il est déjà trop tard. (La voix grave d’Hapousenb brisa le silence qui avait suivi les paroles de Senmout.) Moi aussi, j’ai pu voir germer la graine. J’ai bien cherché un moyen de la faire dépérir, mais il est trop tard. Si nous avions assassiné Touthmôsis dans son jeune âge, la chose serait passée inaperçue car les jeunes enfants succombent fréquemment. Mais aujourd’hui, nous ne pouvons plus faire disparaître ce jeune homme débordant de vie et de santé.

— Néhési me l’avait suggéré ainsi qu’au pharaon, mais Sa Majesté s’y était absolument opposée.

— Elle agirait de même à présent. Contrairement à la mère du prince, elle n’est ni cupide ni indélicate. C’est une femme noble qui gouverne par la grâce du dieu, mais aussi en respectant sa loi. Touthmôsis est de son sang ; peu importent les origines de sa mère, elle le laissera vivre.

— Ce sera sa perte.

— Je le pense aussi, approuva Hapousenb. Mais elle préférera mourir plutôt que d’offenser son Père.

— Et nous, Hapousenb ? Peu m’importe de mourir si c’est pour la servir. Ne pouvons-nous nous charger de cela dans le plus grand secret ?

— Le secret sera de courte durée. Comment voulez-vous vous débarrasser d’un jeune homme aussi vigoureux sans attirer les soupçons ? Et ils se porteront inévitablement sur l’Unique, qui devra en supporter seule les conséquences.

— Nous aurions dû passer outre à ses ordres et l’empoisonner bien plus tôt !

— Cela l’aurait peut-être soulagée, mais nous aurions perdu sa confiance, et qui sait si elle ne nous aurait pas renvoyés. Elle sait qu’elle court à sa perte, mais elle ne fera rien. C’est un très, très grand roi.

— Allons-nous rester sans rien faire, mon ami ? demanda Senmout d’une voix brisée. Devons-nous donc voir, impuissants, tomber l’Égypte aux mains de Touthmôsis ? Et qu’adviendra-t-il de Son Altesse Néféroura ?

— Néféroura n’a rien à craindre. Touthmôsis doit l’épouser pour assurer son trône et il ne manquera pas de le faire. Vous savez que l’Unique a l’intention de les fiancer.

— Pour retarder sa défaite ! Mais Touthmôsis ne se laissera pas faire. Il n’est pas aussi scrupuleux qu’elle. Une fois qu’il aura épousé Néféroura…

— C’est possible. Je ne sais plus. Nous devons nous contenter de la servir comme par le passé en faisant tout notre possible pour que son règne dure encore. Elle s’est occupée de l’Égypte comme d’un enfant chéri. Touthmôsis lui-même est bien obligé de reconnaître son talent.

— Si nous parvenions à faire disparaître Touthmôsis, sa colère pourrait fort bien retomber sur nous, mais après… après…

— Elle se sentirait coupable et Touthmôsis mort lui pèserait plus encore que vivant. Pensez-y bien, Senmout, elle ne désire pas la mort de son beau-fils. Sinon, la chose serait faite depuis bien longtemps, par vous, par moi, par Néhési, par Menkh, par n’importe lequel d’entre nous qui l’aimons.

Hapousenb parlait avec véhémence et chacun de ses mots atteignait Senmout avec force quand tout à coup il leva la main et le fit taire brusquement. Ils retinrent leur respiration et, aux aguets, scrutèrent l’obscurité. Ils entendirent un bruissement de feuilles sous les arbres à leur droite. Senmout mit un doigt sur les lèvres et s’élança dans le bosquet. Il revint peu après, poussant devant lui un petit personnage malingre, un jeune prêtre, au visage déformé par la peur, tenant une oie à la main.

— Qui est-ce là ? demanda Hapousenb d’un air mauvais. (Senmout relâcha le garçon bouleversé qui se laissa tomber à terre.) L’un de mes prêtres, dirait-on. Lève-toi, espèce d’idiot, et explique-moi ce que tu fais loin de ta cellule.

Senmout sentit sa mémoire se brouiller et à la place de la voix calme mais légèrement menaçante d’Hapousenb, le ton tranchant de Ménéna lui parvint aux oreilles. Il ressentit à nouveau la peur qui l’avait saisi autrefois, caché sous les sycomores.

Le jeune garçon se remit debout, en serrant l’oie contre lui et en jetant des regards affolés aux deux hommes froids et implacables.

— Je sais ce qu’il faisait dans les parages, répondit Senmout avec difficulté, en proie au vertige. Il est allé faire un tour dans les cuisines du dieu, parce qu’un prêtre novice travaille dur du matin au soir et a toujours le ventre vide.

— Il a donc entendu toute notre conversation, articula lentement Hapousenb. Qu’allons-nous faire de lui, Senmout ?

Le garçon tressaillit en émettant un son inintelligible, mais ne chercha pas à s’enfuir.

Le cœur lourd au souvenir du temps où tous les espoirs et ambitions lui étaient permis, du temps de sa folle jeunesse enthousiaste, Senmout s’approcha du garçon.

— Alors, as-tu entendu, oui ou non ? lui demanda-t-il posément.

Le jeune homme acquiesça.

— Et qu’as-tu l’intention de faire à présent ?

— Je ne sais pas, répondit-il sur un ton brusque et nerveux sans laisser son regard vaciller pour autant.

— Tu es courageux ! Qui sers-tu ?

— Je sers Amon, roi des dieux, et le pharaon.

— Et le prince ?

— Je le sers également, mais je ne sers pas ceux qui ont le meurtre dans le cœur, dit-il en relevant la tête, plein de défi malgré le tremblement de ses mains.

— Il vient de signer son arrêt de mort ! dit Hapousenb. Si cette affaire revient aux oreilles de Touthmôsis, c’est nous qui mourrons plus tôt que prévu !

— Je n’en suis pas si sûr, dit Senmout en s’accroupissant sans quitter des yeux le maigre visage du petit prêtre. Veux-tu aller raconter toute ton histoire au pharaon ?

— Je le voudrais bien, mais le pharaon est peut-être au courant de votre complot et me tuera.

— Le pharaon est effectivement au courant car il s’agit d’une très vieille histoire. Mais il ne veut pas nous laisser agir, c’est pourquoi il ne te sera fait aucun mal. Tu me crois ?

— Non.

Senmout se redressa en se souvenant qu’il était lui-même reparti se coucher au lieu de se présenter sur le champ au palais. C’est alors qu’il prit conscience du remords qui le poursuivait depuis toujours, et il ne fut pas long à décider de ce qu’il allait faire.

— Vous avez raison, Hapousenb. Assez de complots. Je devais avoir perdu l’esprit. Laissons faire les choses et que la volonté d’Amon soit accomplie. (Il prit le petit prêtre par le bras.) Tu vas me suivre tout de suite chez le pharaon et lui dire tout ce que tu as entendu.

Hapousenb ne réagit pas, mais le jeune garçon s’affola.

— Vous allez m’égorger et me jeter dans le fleuve !

— Je te jure sur la tête du pharaon que tu auras la vie sauve, répondit Senmout. Je vous remercie de m’avoir écouté, Hapousenb. L’aube arrive et le pharaon attend l’hymne au dieu. Vous le chanterez la conscience en paix !

Il poussa devant lui le garçon atterré, et tous deux s’éloignèrent vers les jardins baignés d’une tendre lumière rosée.

— Il est encore trop tôt pour déranger le pharaon, expliqua Senmout au jeune prêtre. Attendons que le grand prêtre ait chanté son hymne. Nous allons nous restaurer chez moi. Que désires-tu manger ? Comment t’appelles-tu ?

— Smenkhara, prince.

Il était encore abasourdi et quelque peu méfiant, et Senmout le tint par le bras jusqu’à la porte d’or de son palais.

— Depuis quand sers-tu au temple ?

— Deux ans. Mon frère est maître des Mystères.

— Ah oui ? Et toi, que veux-tu faire plus tard ?

Ils dépassèrent les gardes et pénétrèrent dans l’obscurité du palais. Senmout le conduisit dans ses appartements privés et appela Paeré.

Le jeune garçon jetait des regards tout autour de lui, la curiosité l’emportant sur sa peur. Il avait entendu parler du favori du pharaon et de sa puissance et il l’avait déjà vu accompagner son roi au temple, dans tout l’éclat de sa splendeur.

— Je ne sais pas, puissant majordome, répondit-il. J’aimerais bien devenir un jour grand prêtre.

— Tu as de l’ambition, toi aussi ! dit Senmout en le relâchant.

Il envoya Paeré chercher du lait et quelque nourriture, et fit asseoir le jeune homme intimidé dans un superbe fauteuil de cèdre sculpté.

Hatchepsout leur accorda audience une heure plus tard. Elle s’était préparée pour se rendre au temple, mais elle reçut obligeamment le petit prêtre. Il n’avait plus la moindre envie d’attirer des ennuis à l’homme qui l’avait si bien nourri ; mais Senmout le poussa de force devant le pharaon en lui ordonnant discrètement de faire son devoir. Le garçon se prosterna et raconta son aventure sans oser lever une seule fois les yeux sur l’extraordinaire créature au casque d’or surmonté du cobra et du faucon.

À la fin du récit, le sourire d’Hatchepsout s’était évanoui. Elle lui ordonna de se relever tout en posant sur Senmout un regard interrogateur. Il fit un signe de tête.

— Smenkhara, tu as très bien agi, dit-elle. Nous sommes satisfaits de ta fidélité et de la confiance que tu nous portes. Je vais prendre les dispositions nécessaires, car l’affaire est grave ; mais tu dois me promettre de ne jamais révéler à quiconque ce que tu as entendu. Je sévirai à ma manière, le moment venu.

— Oui, Majesté, murmura l’enfant.

— À présent, qu’est-ce qui te ferait plaisir ? Veux-tu porter mon encens ce matin ? Nous rendrons ensemble hommage au dieu.

Il la regarda bouche bée, le visage rayonnant de joie, puis sortit l’attendre devant sa porte. Une fois seuls, Hatchepsout en colère se tourna vers Senmout.

— Quelle maladresse ! Je connais parfaitement vos sentiments, Senmout, ceux d’Hapousenb aussi, de même que ceux de Néhési, et de tous les autres. Je connais également le désir pressant de Touthmôsis de me renverser pour prendre ma place. Mais il n’y aura pas de meurtre ! Je ne le répéterai pas deux fois ! ajouta-t-elle en martelant ses mots. Et si je vous surprends une fois de plus à y songer, je vous châtierai comme un vulgaire criminel. (Elle le foudroya du regard et se détourna de lui.) Touthmôsis est de mon sang. Personne n’y touchera.

— Mais au moins éloignez-le.

— Pour qu’il complote dans mon dos ? Non ! Pourquoi m’avez-vous amené ce garçon au lieu de vous entendre avec lui ?

— Puis-je m’asseoir, Majesté ? (Hatchepsout acquiesça.) Je l’ai fait pour que retombe enfin le jugement d’Amon sur un jeune prêtre qui n’a pas eu le courage de faire son devoir.

— Je ne vous comprends pas.

— Il y a bien longtemps, dit-il en souriant d’un air las, je me suis trouvé moi aussi dans la situation de ce petit prêtre affamé, et je suis allé en pleine nuit chaparder de la nourriture dans les cuisines royales. Tout comme lui, j’ai entendu une conversation que je n’aurais jamais dû entendre. (Hatchepsout l’écouta soudain avec la plus grande attention, et Senmout poursuivit :) Votre sœur, Néférou-khébit, n’est pas morte de maladie. Ménéna l’a fait empoisonner.

Ses paroles retentirent lugubrement dans le silence entrecoupé par la faible respiration du pharaon. Senmout s’élança vers Hatchepsout.

Elle avait pâli et de vagues bribes de souvenirs commençaient à surgir confusément, comme dans un rêve…

— J’avais envie d’aller tout raconter à votre père, comme vient de le faire ce prêtre, mais j’étais d’autant plus terrorisé que je pensais que l’Unique approuvait ce sombre projet. Et pendant que je me débattais dans les tourments de l’angoisse et de l’indécision, Néférou fut empoisonnée.

— Enfin, enfin…, soupira Hatchepsout. Je m’étais bien rendu compte de votre haine envers Ménéna sans en connaître la raison. Je n’ai jamais cessé de songer à cette mort avec effroi, mais aujourd’hui tout s’éclaire. Et vous pensez que mon père souhaitait la mort de sa fille ?

— Je n’en suis pas certain, Majesté, mais c’est ce qu’il me semble.

— Mais pour quelle raison ? Pourquoi lui aurait-il voulu du mal ? Elle désirait simplement qu’on la laisse vivre en paix !

— Il envisageait déjà de vous voir porter un jour la double couronne, et si Néférou avait vécu, sur la tête de qui serait-elle aujourd’hui ? C’est votre époux Touthmôsis qui l’aurait épousée, et à sa mort son fils lui aurait succédé…

— Vous avez raison, dit-elle, les yeux pleins de larmes. Je sais que les choses se sont passées ainsi, je l’avais deviné. Mon enfance fut longtemps tourmentée par les horribles cauchemars entretenus par mes soupçons, et pourtant, même aujourd’hui, c’est une vérité difficile à supporter. (Hatchepsout luttait désespérément contre les larmes.) Retirez-vous, Senmout ; votre confiance me fait du bien… et m’accable aussi. Je vais aller réciter mes prières en compagnie de ce fortuné jeune homme. Je pense comme lui que vous auriez pu l’égorger et le jeter dans le fleuve.

Hatchepsout esquissa un faible sourire et lui donna sa main à baiser.

 

Hatchepsout fiança Touthmôsis à une Néféroura radieuse avant la fin de l’hiver, puis elle envoya immédiatement son beau-fils en manœuvres avec ses troupes dans le nord du pays. Elle lui avait toutefois fait clairement comprendre qu’il ne s’agissait nullement d’un mariage, mais d’une simple promesse.

— Vous vous êtes engagée, Majesté, lui avait-il précisé. Libre à vous de m’envoyer en expédition aux quatre coins du pays, mais tôt ou tard vous devrez nous conduire au temple et me donner Néféroura ; je ne suis plus un enfant.

— J’ai des yeux pour voir ! Touthmôsis, pourquoi toujours revenir là-dessus ? Ne vous ai-je pas promis le trône ?

— C’est exact, mais aujourd’hui je ne crois pas que vous ayez jamais eu l’intention de me le remettre. Je vous craignais étant petit. Mais à présent que je suis presque un homme, vous me refusez encore l’entrée de la Salle des Audiences, où je serais en droit de siéger en tant que pharaon. Je pense que vous destinez le trône à Néféroura.

— Vous avez tort de penser de telles choses et de les crier à tort et à travers. Qu’est-ce qui m’empêche de me débarrasser de vous ? Je pourrais alors effectivement remettre la double couronne à Néféroura et la marier à un quelconque général.

— Vous savez aussi bien que moi que Néféroura est douce, bonne, gentille et absolument incapable de faire un bon pharaon.

— Et Méryet, alors ? demanda Hatchepsout avec le plus grand sérieux car elle savait bien que Touthmôsis avait raison.

Néféroura était totalement dépourvue de la flamme et de l’ambition qui l’avaient dévorée au même âge. Malgré son amour pour elle et son profond désir de lui léguer la couronne, Hatchepsout voyait bien que Néféroura serait incapable de tenir en respect Touthmôsis et les jeunes nobles sans scrupules qui convoitaient le pouvoir.

— Méryet ! s’exclama Touthmôsis avec un rire méprisant. Elle est tout feu, tout flamme et commence déjà à s’intéresser aux plus jeunes de vos conseillers… Elle ? Pharaon ? Elle est aussi peu profonde que le fleuve en plein été ; elle se moque de l’Égypte, autant que de vous ! (Touthmôsis s’approcha en haussant les épaules.) J’accepterai ces fiançailles si elles se concluent par un mariage. Je ne suis pas mécontent de partir, j’aime me battre, et comme vous vous plaisez à le répéter, je suis encore jeune. Mais ne me faites pas attendre trop longtemps !

— Vous vous oubliez ! Je représente l’Égypte, et lorsque je donne un ordre, j’entends être obéie ! Ne me poussez pas à bout, Touthmôsis. Vous êtes arrogant et ridicule, mais je constate que vous avez encore beaucoup à apprendre et c’est pourquoi je vous pardonne. Si votre mère ne vous avait pas rempli la tête de sottises, nous aurions pu faire de grandes choses ensemble. Mais elle vous a appris à me haïr bien avant de vous apprendre à parler.

Touthmôsis grimpa les quelques marches qui menaient au trône et se balança avec désinvolture d’un pied sur l’autre.

— Vous avez bafoué la loi en me privant de la couronne, et ma mère n’a rien à voir à cela. Quant à ce que nous pouvons faire ensemble, ne suis-je pas déjà capitaine et promis à de plus grands honneurs ? N’est-ce pas pour vous servir que je consacre mes journées à l’entraînement militaire, pour vous servir comme tout un chacun en Égypte ?

Elle resta un long moment seule après son départ. Les rayons du soleil illuminaient les murs argentés et la brise apportait toutes les exquises senteurs de son domaine. Les fresques lui renvoyaient son image, indomptable et toute-puissante au milieu de ses ennemis figés en une attitude de soumission éternelle.

— Ah ! Touthmôsis ! soupira-t-elle, que n’es-tu mon fils !